« Le célibat a du bon ». C'est ce que se dit Martin tous les soirs, lorsque son épouse, exigeante, un peu suspicieuse aussi, et qu'il préfèrerait moins attentionnée, lui téléphone pour la troisième fois d'affilée en lui demandant s'il a bientôt fini sa journée, sans craindre de ridiculiser son mari devant les collègues avec qui il partage son bureau. Pourtant chaque soir, c'est très docilement que Martin répond à son épouse, lui assurant, penaud, de faire de son mieux pour rentrer le plus vite possible.
Ce soir là, c'est charrette : dans le métier de Martin, c'est ainsi que l'on appelle une soirée – voire une bonne partie de la nuit – consacrée à travailler. La réunion du lendemain est essentielle, capitale, les résultats seront présentés à la hiérarchie, l'avancement du travail contrôlé, les budgets vérifiés de près. L'équipe entière des collègues de Martin est réunie, la soirée s'annonce longue. Les dossiers s'éparpillent sur les bureaux, les ordinateurs chauffent, la tension se fait sentir à l'approche de l'échéance fatidique. Tout à l'heure ils feront venir des pizzas, en attendant ils descendent café sur café, penchés sur leurs plans, pianotant sur leurs claviers.
Le téléphone sonne. Cela fait trois fois déjà que la femme de Martin a appelé, et, non, son époux n'est pas prêt de rentrer. Il bredouille quelques excuses, pourtant il l'avait prévenue que ce soir il ne faudrait pas trop compter sur lui. Il reste encore du travail, il faut qu'elle comprenne, il est désolé, vraiment, il préfèrerait rentrer bien-sûr, cela ne dépend pas de lui.
Les collègues dissimulent leur agacement en écoutant Martin tenter de se justifier. L'un d'eux, les poings serrés, posés sur les plans qui s'amoncellent sur la table, pris d'une inspiration soudaine, relève subitement la tête et lance d'une voix forte et enjouée :
«Bon alors, Martin, tu viens la prendre cette bière ? »
La pauvre femme n'a pas pu en supporter davantage ; Martin a démissionné deux mois plus tard. Ses collègues se demandent toujours qui, de Martin ou de son épouse, a bien pu rédiger la lettre de démission.