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19 décembre 2011 1 19 /12 /décembre /2011 08:28

  Dans les relations que nous entretenons avec ceux qui nous entourent, il y a des usages sur lesquels tout le monde s'entend. On se serre la main droite, on se dit bonjour, au revoir, on ne pose pas de question indiscrète, et on ne rentre pas par effraction dans le domicile d'un tiers.

  Mais il y a un domaine qui reste soumis à l'appréciation personnelle, très variable selon les individus : le tutoiement et le vouvoiement.

  Imaginez. Vous discutez avec un voisin, de trente ans de plus que vous, que vous commencez à peine à connaître depuis deux semaines qu'il habite votre immeuble. Vous entretenez pour la deuxième ou troisième fois une conversation très générale, tout à fait banale, sur la couleur des boîtes aux lettres ou l'emplacement du local poubelles, quand brutalement, à un moment que vous ne pouvez absolument pas prévoir, arrive la question fatidique :

- On peut se tutoyer si tu veux ?

  Il est à noter que les partisans du tutoiement sont en position de force face aux habitués du vouvoiement qui, à moins de prendre le risque de vexer leur interlocuteur, n'ont souvent pas d'autre choix que d'accepter cette proposition, laquelle, de plus, se veut une grande marque d'amabilité et de simplicité.

- Ah, oui, si vous voulez. Euh, si tu veux, volontiers. Et donc, vous en pensez quoi du local poubelle, enfin je veux dire, tu en penses quoi ?

  Pour un individu pour qui le vouvoiement n'est pas naturel, la situation est toujours quelque peu pénible. Même si l'on a l'impression de se faire un peu forcer la main, de se faire imposer une familiarité qui semble parfois inappropriée, il faut essayer de paraître satisfait, sans excès toutefois, et surtout surveiller attentivement ses propos pendant plusieurs jours pour chasser le « vous » qui a tendance à surgir inopinément à la place du « tu ».

  Plus délicat encore, certains inconnus que personne ne vous à présentés s'adressent parfois à vous de but en blanc en vous tutoyant sans vous demander votre avis, estimant que le fait que vous vous trouviez tous les deux occupés à la même activité dans le même lieu au même moment crée d'emblée une familiarité suffisante pour bannir des formes de politesse jugées excessivement alambiquées. Par exemple, dans la queue du self-service de votre entreprise, la personne qui se trouve devant vous, et que vous ne connaissez ni d'Eve ni d'Adam, se retourne brusquement vers vous :

- Tu as vu ce qu'il y a au menu ?

  Il est recommandé, autant que possible, de ne pas sursauter, et de garder pour soi des réponses malheureuses telles que « Pardon, on se connait ? » ou « On n'a pas élevé les cochons ensemble ! ». Bien-sûr, s'il se trouve que vous êtes le directeur de la société, vous pourrez toujours vous permettre de reprendre l'insolent qui s'adresse à vous sans aucune considération, mais si vous avez le malheur de n'être que le stagiaire du fond du couloir, vous aurez rarement votre mot à dire. La seule chose que vous pourrez faire, en dégustant vos carottes râpées, ce sera de vous demander pourquoi le tutoiement vous est si peu naturel. Êtes-vous victime d'un traumatisme remontant à l'enfance ? Avez-vous subi une mutation génétique ? Ignorez-vous l'existence d'une loi imposant le tutoiement, d'un onzième commandement, d'un énième droit de l'homme ? Ou bien êtes-vous né à la mauvaise époque, suite à un paradoxe temporel ?

  Remarquez que la seule tentative de régler définitivement la question fut celle des Sans Culotte de la Convention qui imposèrent par décret l'usage, enterré deux ans plus tard par la Convention Thermidorienne, du tutoiement obligatoire.

  A l'époque, on savait trancher un sujet.

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17 décembre 2011 6 17 /12 /décembre /2011 11:15

   J'en tremblais par avance. Certes je ne suis pas mécontente que les vacances scolaires aient enfin mis un terme provisoire aux quatre kilomètres quotidiens de conduite à l'école sous une pluie diluvienne avec force bourrasques, ce dont je me passerai bien volontiers la semaine prochaine, à part pour une prochaine virée au supermarché en vue du repas de Noël...

   Mais je savais bien que vendredi soir, en allant rechercher mon fils dans sa classe de moyenne section, je récupèrerais, en plus du « cahier de vie » (mais où vont-ils chercher ces expressions ?), le carnet d'évaluation. Sous son air tout à fait quelconque le carnet d'évaluation, soigneusement choisi pendant l'été en suivant à la lettre les pointilleuses instructions de la liste de fournitures, peut vous gâcher vos vacances de Noël.

   Car les vacances de Noël marquent la fin du trimestre. Et qui dit trimestre dit évaluation, et qui dit évaluation dit carnet d'évaluation. Oui, même en moyenne section. Et comme votre enfant n'a pas plus de quatre ans, difficile de lui reprocher des résultats insuffisants. Alors c'est vous, parents, éducateurs, qui vous sentez jugés. Vous aurez beau vous dire que votre rejeton est encore loin de passer son bac, une appréciation défavorable pourrait contrarier les rêves de réussite que vous formez pour lui.

   Bref, hier soir, une fois rentrée de l'école, tremblant de froid et d'anxiété, m'assurant que Fiston n'était pas dans les parages pour assister à mon éventuel désarroi, j'ai ouvert le redoutable carnet d'évaluation.

   Première remarque : je me réjouis de ne pas être daltonienne. En effet, l'acquisition des multiples compétences demandées aux élèves de moyenne section, qui forment une longue liste de treize pages et demi en police 10 (par exemple, « jouer à Lapin a du chagrin », « devenir élève », « utiliser la bande numérique »...) est sanctionnée par un petit rond de couleur verte, orange ou rouge selon le degré de réussite de votre enfant.

   Heureusement pour moi, la dominante verte m'a assez vite rassurée. Mais les points colorés ne sont pas tout, et c'est avec frénésie que j'ai balayé les treize pages et demi jusqu'à la fin, cherchant avec appréhension l'appréciation écrite par la maîtresse. A côté de la case « signature des parents », par laquelle Monsieur et moi manifesterons notre lecture attentive et déférente du carnet, une grande case remplie d'une belle écriture appliquée, une écriture d'institutrice, nous renseigne :

« XXX a fait un bon trimestre »

   Ouf ! Le soulagement est sensible. J'ose à peine imaginer ce que feront les pauvres parents qui ont lu en même temps que moi que leur enfant « a fait un mauvais trimestre ». En fait, ça m'est égal, tout ce qui compte c'est que nous attendrons la grande section de maternelle pour nous ruiner en cours particuliers chez Acadomia.

   J'ai poursuivi ma lecture. Hélas, le tableau n'est pas aussi rose (ou vert, rapport aux points de couleur) que ce que j'imaginais.

« XXX devrait cependant « grandir » davantage... »

   Il me semblait que cela allait de soi, que les enfants grandissent tous seuls, généralement. « Oh, comme ils ont grandi ! » : vous savez, c'est ce que vous entendez toute leur enfance, après l'avoir entendu tout au long de la vôtre.

« ... et prendre plus d'assurance »

   Ça y est, je le savais ! La maîtresse m'a observée, à la réunion parents-enseignants du début d'année, en pleine discussion passionnée avec les autres mamans. C'est un message codé, je pense : « Votre enfant manque d'assurance, mais regardez-vous, Madame, pas étonnant ! »

« Nous attendons de lui qu'il nous fasse partager ses connaissances plus spontanément. »

   Alors là, pardonnez-moi, mais je sais qui est coupable. Quand on se souvient de la première poésie enseignée à nos têtes blondes dès le début du mois de septembre, on se demande par quel miracle nos enfants pourraient encore avoir envie de partager leurs connaissances personnelles, puisqu'ils n'en ont aucune (enfin, presque aucune, soyons juste).

  J'ai félicité Fiston pour son bon trimestre, parce qu'il le mérite, tout de même. Partager ses connaissances, prendre de l'assurance, grandir... il aura tout le temps plus tard, au deuxième trimestre. En attendant, qu'il profite de ses vacances !

  Et de son enfance...

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14 décembre 2011 3 14 /12 /décembre /2011 07:00

    C'est un endroit familier, vaste et parfois mystérieux. Le petit Gaspard en connaissait tous les recoins et toutes les allées. Il savait par expérience, car sa maman l'y conduisait souvent, pour sa plus grande joie, qu'on y trouve beaucoup de belles choses, de choses étonnantes parfois, et souvent délicieuses – car, il faut le dire, Gaspard est assez gourmand.

  Ce matin, Gaspard y est entré. La pluie tombait à verse au dehors, et le petit garçon rejeta sa capuche en arrière. Il poussa un cri de surprise et d'admiration : les lieux lui apparurent entièrement transfigurés. Il découvrit avec émerveillement les guirlandes dorées filant sous le plafond, les arbres de Noël enneigés, sur la gauche, d'autres, décorés et lumineux, un peu plus loin, les cascades de boules brillantes, les étoiles scintillantes suspendues et se balançant doucement au-dessus de lui. Il entendit résonner au loin des chants de Noëls, et dans chacune des galeries qu'il parcourait l'une après l'autre, c'était une avalanche de lumières et de couleurs, un enchantement qui lui arrachait sans cesse de nouveaux cris de joie.

  Partout autour de lui, dans ce décor féérique, surgissaient à leur tour des douceurs exquises. Des chocolats fins, des biscuits de Noël, des fruits rares aux couleurs vives, des pâtes d'amandes, des brioches et des pains d'épice s'offraient aux regards et ne demandaient qu'à être saisis et dégustés.

  Gaspard fut soudainement tiré de sa contemplation par le maître des lieux qui, poussant un traîneau croulant sous une quantité de délicieuses pâtisseries, surgit devant lui. Il connaissait bien Gaspard et ses frères. Comme toujours, il avait son bon sourire plein de gentillesse, et malgré son âge, cette étincelle pétillante, pleine de jeunesse, dans le regard. Comme d'habitude il s'adressa au petit garçon, l'appela par son prénom en se penchant à sa hauteur, et, sur un ton mystérieux, l'invita à le suivre.

  Gaspard n'hésita qu'un instant et se résolut à accompagner le maître jusque dans une pièce secrète, où personne ne pouvait jamais pénétrer, une pièce où il cachait d'innombrables trésors. Il en sortit, sous les yeux de Gaspard émerveillé, trois grands sachets fermés par trois rubans dorés, contenant trois Père Noël en chocolat, trois magnifiques friandises qu'il tendit au petit garçon en lui demandant d'en remettre une à chacun de ses frères. Gaspard, tout étourdi de surprise, eut à peine le temps de remercier, que le généreux homme avait déjà disparu comme par magie.

  Le petit garçon, chargé de ses précieux présents, rejoignit sa maman. Avant de partir, elle déposa les victuailles qu'elle avait choisies sur le tapis enchanté ; celui-ci avança de lui-même jusqu'à la dame que Gaspard connaissait bien également, elle qui était l'auxiliaire du maître des lieux.

« Nous avons aussi des chocolats que votre patron a offerts aux enfants, signale la maman de Gaspard ; comme ils sont un peu cassés, ils ne pourront pas être mis en rayon ».

  La caissière sourit en hochant la tête. Depuis deux ans qu'elle travaille dans ce supermarché, elle connait bien la gentillesse de son patron. « Au revoir », lui dit Gaspard, répondant à son salut.

  Derrière le petit garçon, les portes automatiques se referment sur les rayons richement décorés du magasin. Dehors il fait très sombre, la pluie tombe de plus en plus fort, mais à travers les vitres un rayon de lumière parvient encore jusqu'à Gaspard, qui s'éloigne en serrant contre lui les trois précieuses figurines en chocolat.

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10 décembre 2011 6 10 /12 /décembre /2011 07:00

  Midi. Les enfants viennent de passer à table. Pour le moment ils sont calmes, les assiettes sont posées devant eux, je donne son repas au plus petit, les plus grands tentent se débrouillent à peu près tous seuls, avec mon aide quand elle s'avère nécessaire.

  Le téléphone sonne. Je n'ai jamais tellement aimé téléphoner, mais là ça tombe vraiment mal. Je vais décrocher.

- « Allo Albane ? C'est Noémie ! »

  Je lui glisse que je suis en train de faire manger les enfants, mais Noémie, qui ne m'a pas demandé si elle appelle au bon moment, n'a qu'un bébé de quelques mois seulement, elle ne se rend peut-être pas encore bien compte... J'aurais dû lui proposer de la rappeler plus tard, mais, pleine d'optimisme, je n'en ai rien fait, pensant bien pouvoir bavarder paisiblement un quart d'heure tout en surveillant les enfants.

  Grossière erreur. Au bout de trois minutes, ils ont bien compris que je n'étais plus là pour eux, et se sont mis à parler. Puis à rire. Puis à parler encore plus fort. Impossible d'entendre quoi que ce soit. J'ai beau gesticuler en silence pour leur intimer de rester assis et de manger, fronçer les sourcils à l'excès, le tout en continuant ma conversation avec Noémie, ils se lèvent, font tomber leurs couverts, chahutent, s'esclaffent, pouffent bruyamment.

- « Pardon, qu'est-ce que tu as dit, Noémie, tu vas suivre une formation ? »

- « Oui, une formation de ...................... »

- « De quoi, pardon ? »

- « Une formation de ................. »

- « Attends, excuse-moi, tu peux répéter ? »

- « Une formation de ........................... »

- « Désolée mais je n'ai toujours pas entendu ? »

- «  Tu as les oreilles bouchées, tu es enrhumée peut-être ? »

- « Non, non, ce sont les enfants qui font beaucoup de bruit, là, tu comprends. Les enfants, du calme ! Donc, tu disais, ta formation ? »

- « Oui, une formation de......................... »

  Les oreilles bouchées ! A croire qu'elle n'entend pas le vacarme qui m'environne. Les chers trésors ont vraiment décidé de me faire payer le temps que je passe au téléphone avec une amie au lieu de le consacrer intégralement à leurs petites personnes. Je n'ai toujours rien saisi, mais j'hésite à reposer la question. Noémie n'a pas l'air de comprendre encore tout à fait la difficulté, elle verra bien quand son bébé aura grandi. En attendant, je déclare forfait :

- « Ah, oui, ah, très bien, très intéressant cette formation, Noémie. »

  Autant vous dire que j'appréhende un peu le prochain coup de fil. « Au fait, ta formation, Noémie, rappelle-moi...? »

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5 décembre 2011 1 05 /12 /décembre /2011 06:00

  Vous vous souvenez peut-être de nos anciens voisins que les jeux de nos enfants empêchaient de dormir après huit heures du matin ? Eh bien ils ont pris la meilleure décision qui soit, ils sont partis chercher sous d'autres cieux, ou sous d'autres plafonds, un environnement sonore plus à leur convenance. Et depuis peu, de nouveaux occupants ont pris possession de l'appartement situé juste sous le nôtre, ce dont nous nous sommes rendu compte à la vue du camion de déménagement ainsi que du paillasson à l'effigie d'une grosse vache nommée Marguerite qui a pris place devant leur porte.

  Samedi soir nous avons été invités à leur pendaison de crémaillère. En fait non, nous n'étions pas conviés. Mais de dix neuf heures à deux heures du matin, à condition de fermer les yeux, je vous assure que nous pouvions nous croire en plein milieu de la fête.

  Remarquez, nous étions prévenus. Il y a quelques jours, nos voisins ont glissé dans toutes les boîtes aux lettres de l'immeuble un message imprimé expliquant qu'il risquerait d'y avoir un peu de bruit samedi, mais que nous ne devions pas hésiter à le leur signaler si cela était très gênant, et que nous étions « la bienvenue pour prendre l'apéro ». Sic.

  A dix-neuf heures, la musique a commencé à se faire entendre. Pas mal choisie, d'ailleurs, pas trop fort. Suffisamment tout de même pour que nous reconnaissions les morceaux et distinguions les paroles. Les mots bleus, Je suis tombé en esclavage : un peu rétro, mais pas déplaisant. Une heure plus tard, le son a monté d'un cran. Et surtout, j'imagine que les invités avaient déjà dû faire honneur à l'apéritif servi par nos voisins, parce qu'ils se sont tous mis à chanter d'une seule voix.

« Terre brûlée au vent des landes de pierre, autour des lacs, c'est pour les vivants un peu d'enfer, le Connemara... »

  Ça rappelle des souvenirs, tout ça. Je me surprends à fredonner avec eux.

« La Pitchouli, la pitchouli, le rendez-vous de tous les basques du pays ! »

  On a quitté l'Irlande, tiens, mais là encore ça évoque des souvenirs. Les voix sont très fortes, et de temps en temps on entend de gros bruits sourds qui viennent donner le rythme : des chaises frappant sur le plancher ? Il y a de l'ambiance, certainement plus qu'à notre soirée de la veille, ça me donnerait presque envie de descendre prendre un verre, seule, puisque Monsieur n'est pas invité.

  Mais il est l'heure de coucher les enfants. Je me rends compte que le bruit est deux fois plus fort dans leur chambre, les précédents voisins m'avaient bien dit que leur salle de séjour donnait juste en dessous. En effet. La pitchouli n'est peut-être pas la meilleure des berceuses... je borde les enfants avec un peu d'appréhension. « Oui, les voisins font un peu de bruit, mais ça ne va pas durer, bonne nuit » – il faut savoir travestir quelque peu la vérité.

  J'avais bien tort de m'inquiéter, ils se mettent tous à ronfler en cinq minutes sur fond de « Il est vraiment, il est vraiment, il est vraiment phénoménal na na na nal ! ». Monsieur est bien d'accord avec moi, nous avons eu raison de les habituer à dormir la porte ouverte, sans prendre de précaution particulière pour ne pas faire de bruit.

   Nous passons la soirée tranquillement. Les échos sont de plus en plus forts, les éclats de rire nombreux, mais tant que nous regardons Koh Lanta nous ne sommes pas trop gênés.

  A minuit, l'idée nous vient de nous coucher mais ne semble pas partagée par les fêtards du dessous. Monsieur décide de descendre leur demander de faire moins de bruit. Sur le palier le sol est collant, couvert de confettis ; par la porte des vapeurs d'alcool s'exhalent, il doit y avoir une vingtaine d'invités, rien d'étonnant à ce qu'ils parlent si fort.

  Grâce à cette intervention, le volume sonore de la musique diminue quelque peu. Le bruit des voix, lui, ne faiblit pas. Nous nous prenons tout de même à espérer passer une nuit à peu près normale. Mais cinq minutes plus tard, la musique est à nouveau aussi forte qu'avant – les hôtes ont peut-être du mal à garder le contrôle de la soirée. Impossible de dormir dans ces conditions... nous en sommes quittes pour déplier le canapé lit, dans le salon le vacarme est un peu moins gênant. Pousser les fauteuils, déplier le matelas, faire le lit, à cette heure avancée nous nous en serions passés. J'envie les enfants qui dorment à poings fermés.

« Joyeux anniversaire, joyeux anniversaire ! »

  En plus ils ont trouvé un anniversaire à fêter. Je me retourne sur mon oreiller, des échos plein les oreilles. Souhaitons que cela ne dure pas jusqu'à quatre heures...

« IL EST DES NOOOOOOTRES, IL A BU SON VERRE COMME LES AU-OOOOOOOOOOOTRES ! C'EST UN IVROOOOOOOOOOOGNE, CA SE VOIT RIEN QU'A SA TROOOOOOOOGNE ! »

  Il fallait bien qu'ils la chantent celle-là. Heureusement, pour l'instant on échappe aux chansons paillardes. Le sommeil ne vient toujours pas. Monsieur, lui, a l'air moins gêné, si j'en juge par les ronflements.

  Comme s'il n'y avait pas déjà assez de bruit...

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4 décembre 2011 7 04 /12 /décembre /2011 06:00

  En général, vous le savez avant même d'appuyer sur la sonnette : vous allez vous ennuyer sérieusement à cette soirée. Vous avez été invité, vous pouvez difficilement refuser, vous avez beau garder mauvais souvenir de la dernière réception et de sa conversation sans relief, vous êtes bien obligé de faire contre mauvaise fortune bon cœur. Et vous voilà devant une porte, avec le quart d'heure de retard réglementaire, une bouteille ou un pot de fleurs en main, le doigt sur la sonnette. Il ne reste qu'à presser le bouton. Et à attendre que la porte s'ouvre.

  Vendredi soir, Monsieur et moi étions reçus. Je ne sais pourquoi, mais c'est toujours avec une pointe d'anxiété que j'attends, dans ces conditions, que la porte s'ouvre. La crainte de s'être trompé de numéro, ou une terreur enfouie depuis l'enfance de voir surgir un monstre effrayant ? Peut-être tout simplement l'appréhension de se demander si l'on a vraiment bien fait d'accepter l'invitation. Et pourtant, j'avais réussi à ne pas filer mes collants, cette fois.

  Le plus souvent, vous êtes fixé assez vite, les cinq premières minutes sont déterminantes. Si, au bout de ce laps de temps, et juste après vous être présenté aux convives inconnus, le seul sujet de conversation abordé est de type professionnel ou immobilier, il n'y a plus de doute possible : vous auriez mieux fait de rester chez vous.

  Avant-hier, en cinq minutes, nous avons parlé industrie agroalimentaire, notariat, et marketing. L'autre invité est un peu agaçant, avec son large sourire et sa grande aisance, il a l'air de tout connaître et il rit un peu fort. Son épouse est plus discrète, mais on la sent aussi assez sûre d'elle. Il se trouve qu'ils sont les précédents propriétaires de la maison de nos hôtes, et à la façon dont ils inspectent le jardin, un peu plus tard, on se demande s'il ne se sentent pas encore chez eux. Je m'assieds tout au fond du canapé en dégustant le reste de bouteille de bière qui m'a été servie, en cherchant à quel moment glisser un « oh ? » intéressé ou un sourire entendu.

  Je me rends compte que je n'ai pas mémorisé les prénoms : c'est toujours pareil, j'ai plutôt une bonne mémoire, mais, chaque fois, elle me fait cruellement défaut juste au moment des présentations. Julie ? Aurélie ? Le trou noir complet.

  Trois quarts d'heures plus tard, le sujet « comment lutter contre les absences injustifiées en milieu professionnel » étant épuisé, quelques questions personnelles sont échangées le temps de trouver un nouveau thème de discussion. Vous avez des enfants ? Vous habitez où ? La pause est de courte durée, on enchaîne maintenant sur les difficultés de stationnement dans le quartier et les tarifs de la fourrière.

  Heureusement nos hôtes ne nous resservent pas à boire, et comme il n'y a pas d'entrée, on peut espérer ne pas rentrer trop tard. Passer une soirée en demi-teinte et en plus être fatigué le lendemain, c'est beaucoup pour un seul week-end.

  Comme cela arrive de temps en temps, la soirée réserve tout de même une surprise qui me fait sortir quelque peu de ma torpeur : vous savez, ce genre de coïncidence inattendue qui surgit tout à coup au détour de la conversation. « Alors tu es le cousin d'Antoine ? » – un ancien ami du temps où je fréquentais Élise. Et toute la tablée de s'exclamer que vraiment, le monde est petit.

  On se met à parler voyages. « Tu as fait la Thaïlande ? » ; « On va faire la Bavière en janvier » – je crois que nos vacances en Normandie n'épateront personne. Puis on se demande le programme de chacun pour les fêtes de fin d'année. A la réflexion, en fait, il me semble que personne n'a pensé à s'enquérir du nôtre. Avec un soupir, je me surprends à penser que Maxime avait raison.

  Le dessert est terminé, on peut se réjouir : la digestion sera facile, le dîner était loin d'être lourd. Un café est servi dans le salon, on discute aérobic et squash, troubles du voisinage. Les tasses se vident, on approche de minuit, il sera bientôt possible de s'éclipser sans paraître grossier. D'ailleurs le cousin d'Antoine lance le mouvement, bientôt nous sommes tous debout, la distribution des manteaux et écharpes commence.

  La porte se ferme derrière nous – « Merci pour cette sympathique soirée ! » – et, trois heures plus tard, nous voici à nouveau dans la rue. Il fait froid, il est tard, mais je n'ai pas perdu mon temps : j'aurais au moins appris combien coûtent un pneu neige et un aller-retour en train couchette pour les Arcs.

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1 décembre 2011 4 01 /12 /décembre /2011 06:00

  « Le célibat a du bon ». C'est ce que se dit Martin tous les soirs, lorsque son épouse, exigeante, un peu suspicieuse aussi, et qu'il préfèrerait moins attentionnée, lui téléphone pour la troisième fois d'affilée en lui demandant s'il a bientôt fini sa journée, sans craindre de ridiculiser son mari devant les collègues avec qui il partage son bureau. Pourtant chaque soir, c'est très docilement que Martin répond à son épouse, lui assurant, penaud, de faire de son mieux pour rentrer le plus vite possible.

   Ce soir là, c'est charrette : dans le métier de Martin, c'est ainsi que l'on appelle une soirée – voire une bonne partie de la nuit – consacrée à travailler. La réunion du lendemain est essentielle, capitale, les résultats seront présentés à la hiérarchie, l'avancement du travail contrôlé, les budgets vérifiés de près. L'équipe entière des collègues de Martin est réunie, la soirée s'annonce longue. Les dossiers s'éparpillent sur les bureaux, les ordinateurs chauffent, la tension se fait sentir à l'approche de l'échéance fatidique. Tout à l'heure ils feront venir des pizzas, en attendant ils descendent café sur café, penchés sur leurs plans, pianotant sur leurs claviers.

   Le téléphone sonne. Cela fait trois fois déjà que la femme de Martin a appelé, et, non, son époux n'est pas prêt de rentrer. Il bredouille quelques excuses, pourtant il l'avait prévenue que ce soir il ne faudrait pas trop compter sur lui. Il reste encore du travail, il faut qu'elle comprenne, il est désolé, vraiment, il préfèrerait rentrer bien-sûr, cela ne dépend pas de lui.

   Les collègues dissimulent leur agacement en écoutant Martin tenter de se justifier. L'un d'eux, les poings serrés, posés sur les plans qui s'amoncellent sur la table, pris d'une inspiration soudaine, relève subitement la tête et lance d'une voix forte et enjouée :

«Bon alors, Martin, tu viens la prendre cette bière ? »

   La pauvre femme n'a pas pu en supporter davantage ; Martin a démissionné deux mois plus tard. Ses collègues se demandent toujours qui, de Martin ou de son épouse, a bien pu rédiger la lettre de démission.

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28 novembre 2011 1 28 /11 /novembre /2011 06:00

  Ce soir là, j'étais de corvée. Étudiante en région parisienne depuis plus d'un an, je m'étais retrouvée contrainte d'accepter l'invitation à dîner de mon parrain, Daniel, que je n'avais pas revu depuis des années. Il m'a fallu, à regrets, échanger la traditionnelle soirée du dimanche, le pichet de kro partagé avec mes amis, les banquettes crevées de la cafétéria de mon école et son atmosphère sonore un peu saturée, pour le cadre feutré d'un élégant appartement du 16ème arrondissement.

  Il était dit que la soirée devait très mal se passer. Et dès le début, les choses ont pris un très mauvais tour : en sortant du train qui me ramène de ma province, j'accroche mes collants noirs à la fermeture de ma valise. Un énorme trou en plein milieu de la jambe, du diamètre d'une capsule de bouteille de bière. Une situation, vous en conviendrez, extrêmement gênante. Et, bien-sûr, impossible de me changer – j'en regrette amèrement mes efforts d'élégance et mon vieux pantalon usé.

  Évidemment, le 16ème arrondissement est suffisamment désert un dimanche soir à vingt heures pour que personne n'ait pu remarquer ce détail pénible. Mais je vous laisse imaginer mon malaise au moment de pénétrer dans la demeure raffinée de mes hôtes. L'épouse de mon parrain, Monique, toujours élégante et soignée, a beau porter sous son tailleur d'affreux collants à motif « petit chien » d'un goût douteux, je donnerais tout pour les échanger contre les miens. J'essaie tant bien que mal de les dissimuler derrière ma valise qu'il me faut bien pourtant laisser dans l'entrée.

- Et veux-tu que je prenne ton sac à main ? me propose Monique.

- Ah non, merci, je n'ai pas de sac à main, je mets tout dans ma valise.

  Monique manque de s'évanouir. Je comprends ce soir-là que ne pas avoir de sac à main, dans le 16ème, c'est extrêmement choquant. Ça ne se fait pas. C'est comme venir en marcel à un mariage, ou en short à un enterrement, c'est une énorme faute de goût. On peut dire que j'accumule les bourdes.

  Malgré cela, Daniel et Monique m'invitent à prendre place, mon collant troué et moi, sur un fauteuil de style, dans leur petit salon aux murs couverts d'un mélange de gravures anciennes et de toiles modernes. La pièce est sombre, le cadre un peu froid, je croise mes jambes dans une tentative désespérée de camoufler l'accroc de mes collants. Mais pourquoi donc ai-je accepté cette invitation ?

- Un petit jus de fruit ?

«Vous n'avez pas une petite goutte d'alcool, là, plutôt ? » Par un prodigieux effort sur moi-même, je garde pour moi mes réflexions et je me contente d'accepter poliment, en soupirant tristement à la pensée de la tireuse à bière de mon école.

  La conversation est un peu fastidieuse, ce sont des inconnus pour moi, et mes préoccupations d'étudiante me paraissent bien loin de leur vie austère de cadres parisiens surchargés de travail. Seul un peu d'alcool pourrait détendre l'atmosphère, mais il n'y a pas plus de vin que d'apéritif. J'ai beau leur glisser, dans une tentative désespérée, que je fais partie d'un club d'œnologie, je n'aurai droit qu'à de l'eau minérale servie dans une carafe en cristal.

- Et ça ne donne pas la grosse tête de faire une grande école ?

  Je manque de m'étouffer avec ma contrex. Ils ont de curieuses façons de mettre les gens à l'aise, dans le 16ème. Nouvelle pensée émue pour le pichet de kro.

- Et sinon, avec tes amis, vous parlez de politique ? Parce que nous, ton père et moi, quand nous étions au lycée, nous passions des heures à en discuter, à refaire le monde.

  Bizarre, ce n'est pas ce que Papa m'a raconté. Là encore je reprends mon souffle. « Non non, on boit, on danse, on joue, on discute, on regarde des films, mais non, la politique, pas trop.» Le choc culturel est rude. La conversation se poursuit autour d'une tarte aux poires choisie très certainement dans une pâtisserie chic du quartier. Je regarde ma montre discrètement. Avec un peu de chance, s'ils ne me raccompagnent pas trop tard dans ma banlieue, il y aura encore du monde à la cafétéria.

- Bon, c'est pas tout, ça, mais on travaille demain, on va y aller quand-même.

  Le ton est un peu aigre ; décidément Monique a les mots pour faire comprendre à ses invités qu'ils gênent. Mais je ne lui en tiens pas rigueur, bien au contraire. Trois quarts d'heure plus tard, ayant troqué mes collants déchiquetés contre un confortable pantalon, accoudée au comptoir, debout sur le parquet collant de la cafétéria, j'attends la bière que je viens de commander. La musique est assourdissante, les convives encore nombreux, je vais pouvoir trouver un soulagement en leur racontant cette éprouvante réception. Il n'est que minuit, la soirée peut enfin commencer.

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24 novembre 2011 4 24 /11 /novembre /2011 06:00

  Pendant ces deux années, jamais je n'eus trop franchement à me plaindre du comportement d'Élise à mon égard, et jamais je ne lui ai nui d'une quelconque manière que ce soit. Nous n'avons jamais échangé de mots vifs, nous avons toujours, l'une et l'autre, veillé à maintenir une entente au moins extérieure entre nous, acceptant également de nous rendre des services, si nécessaire, dans le cadre de nos études ou de notre cohabitation au foyer Sainte Anne. Au point que même quand il m'est arrivé de recueillir les plaintes de camarades du lycée ou du foyer qui m'avouaient avoir le plus grand mal à la souffrir, je me suis abstenue de donner mon opinion et malgré tout ce que j'aurais pu ajouter, je me suis contentée de me taire.

   Mais pour supporter d'aussi près les défauts d'Élise avec la même égalité d'humeur pendant des jours et des jours, des semaines et des mois, il me fallait un moyen de me libérer des tensions accumulées à force de la fréquenter, d'exprimer, au moins intérieurement, le constant agacement que je ressentais auprès d'elle.

  C'est ainsi que j'en arrivais à me réjouir d'obtenir de meilleures notes qu'Élise, quand la chance était de mon côté, ou d'être mieux placée qu'elle dans le classement général. J'en venais à rire intérieurement en la voyant arborer sa salopette en jean si peu seyante, et je me réjouissais vivement de constater qu'elle se mettait à imiter la façon dont je nouais mes cheveux, ce que je pris comme une preuve de ma supériorité au moins esthétique et capillaire. Je n'hésitais pas à la contredire à table, en toute politesse, tentant de rallier à mon opinion le reste de la compagnie. J'eus parfois du mal à dissimuler mon envie de rire quand elle proférait une énorme sottise, comme ce jour où elle prit un air profond pour déclarer « Je ne crois pas que cela existe, des saines » - elle voulait dire « saintes »...

   Ce qui m'apportait le plus de soulagement, c'est d'avoir pu décrire Élise et ses travers à ma propre famille et d'avoir fait naître chez mon frère et ma sœur plus jeunes que moi une solidarité familiale qui s'exprimait par force moqueries dans les lettres qu'ils m'écrivaient. La distribution du courrier ayant lieu à midi au foyer Sainte Anne, je lisais leur courrier à table, m'amusant à leur lecture, et notamment à celle du surnom cocasse dont ils l'avaient affublée.

  Le meilleur moment, qui me créa un sentiment de jubilation extrême, ce fut le jour où je lui annonçai sans lui donner d'autre détail que je ne dînerais pas au foyer le soir-même. Je sortais au restaurant avec quelques amis que je m'étais faits dans la classe, et je devinai parfaitement, sous son air d'indifférence apparente, à quel point elle était surprise, avec quelle vive curiosité légèrement envieuse elle s'interrogeait sur les circonstances de cette sortie, et avec quelle impatience elle attendait d'en rendre compte à Amélie. Je l'imagine, dégustant les pommes de terre - sardines en boîte du foyer Sainte Anne, en mon absence, fulminant de ne pas connaître le programme de ma soirée ni la compagnie dans laquelle je me trouvais.

   Ce qui me mit beaucoup de baume au cœur, ce fut, en toute fin de première année, les adieux de deux camarades du foyer, qui étaient devenues très amies, et avec qui Élise et moi avions pris tous nos repas depuis un an. Elles s'apprêtaient à quitter l'établissement et l'une d'elles me confia qu'elles garderaient très bon souvenir de moi, et non pas d'Élise qu'elles avaient eu comme moi, sans le manifester, le plus grand mal à supporter toute une année.

   Mais la revanche finale, au bout de deux ans, fut pour moi de réussir, ce à quoi je ne m'attendais pas du tout, puisque je prévoyais plutôt de redoubler, à intégrer une école à ma convenance dès la fin de ma seconde année. J'eus donc la joie de quitter le foyer et le lycée un an plus tôt que je ne l'espérais, et de quitter définitivement Élise qui, ayant moins bien réussi ses concours, enchaîna sur une troisième année en compagnie de son inséparable Amélie. Élise finit d'ailleurs par obtenir une école du même genre que la mienne, mais pendant un an, au cours duquel j'avais de ses nouvelles par ma sœur qui avait après moi rejoint le foyer Sainte Anne, j'eus la satisfaction, alors que je me consacrais à mes distractions et mes soirées d'étudiante, de l'imaginer travaillant intensément une année de plus dans l'austère monotonie du foyer.

   Je n'ai, évidemment, pas gardé contact avec Élise. Il m'est arrivé une fois de la revoir brièvement deux ans plus tard. Nous avons échangé quelques mots, et je l'ai bien retrouvée telle qu'elle était ; toutefois, l'étouffante cohabitation des années passées ayant cessé, c'est sans déplaisir que j'ai eu cette discussion avec elle. Au contraire, outre la curiosité de savoir ce qu'elle devenait, j'ai ressenti cette espèce de satisfaction que l'on a à retrouver un témoin, même pénible, de certains moments marquants de notre existence.

   Amélie, elle, ne fut pas autant récompensée de ses efforts et décrocha une école moins renommée qu'elle ne l'aurait espéré. Quelques mois après avoir revu Élise, j'appris que toutes les deux, ayant jeté leur dévolu sur le même élève de leur classe, s'étaient définitivement brouillées au cours de leur troisième année.

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22 novembre 2011 2 22 /11 /novembre /2011 06:00

   Pourtant, au bout de quelques semaines de fréquentation assidue d'Élise, j'eus plus de mal à supporter son caractère d'enfant gâté auquel elle laissa davantage cours au fur et à mesure que le temps passait et qu'elle prenait de l'assurance dans son nouveau cadre de vie. Ses défauts, somme toute, étaient assez communs. Elle n'était pas la seule à chercher sans cesse à avoir le dernier mot, à penser avoir toujours raison, à afficher cet air de supériorité satisfaite, à parler d'elle sans s'intéresser aux autres. Je découvrais petit à petit son égocentrisme, sa suffisance, et sa vanité qui la faisaient souvent paraître d'une réelle bêtise. Elle commença à m'agacer sérieusement, et nos parties de ping-pong s'espacèrent, tandis que nous perdions l'habitude de nous retrouver dans ma chambre après le dîner.

   Dans d'autres circonstances, nous nous serions contentées de nous porter des sentiments peu chaleureux et de nous éviter, mais l'étroite communauté de vie à laquelle nous étions contraintes eut pour effet de démultiplier notre antipathie mutuelle : à force de subir sa présence continue en cours, au foyer, pendant nos khôlles, pour déjeuner, pour dîner, il me fut de plus en plus difficile de la supporter, et je crois qu'elle-même, réciproquement, me porta des sentiments de plus en plus hostiles. Je ne pus m'empêcher de prendre en grippe son air infatué, ce je-ne-sais-quoi de légèrement puéril dans son visage, et sa façon de glousser de satisfaction pour ponctuer ses déclarations.

   Pourtant, comme deux prisonniers partageant la même cellule, nous n'eûmes que le choix de prendre notre mal en patience dans ce huis-clos de la rue Bienheureuse où nous ne quittions le foyer que pour nous rendre, ensemble, au lycée. Impossible de parcourir ces allées et venues séparément, impossible dans l'ordonnance immuable du foyer, de prendre nos repas à une autre table qu'à celle où nous nous étions installées le premier jour, impossible de ne pas nous croiser dans notre couloir, impossible de ne pas subir ensemble nos khôlles, nos cours, nos devoirs surveillés.

   Pendant ce temps, au fur et à mesure que nous devenions plus distantes l'une envers l'autre, j'assistais à un net rapprochement entre Élise et Amélie. Au point que bientôt, celle qui était, les années précédentes, ma meilleure amie, ne vint plus au foyer Sainte Anne que pour rendre visite à sa nouvelle relation, sans même passer me saluer. Sauf que, nos chambres étant extrêmement mal insonorisées et tout à fait voisines, je ne manquais pas de me rendre compte de ces réunions dont j'étais exclue. Bien-sûr le phénomène ne fut pas pour me réjouir, d'autant que nos conditions de vie et de travail n'étaient pas favorables à la rencontre de nouvelles connaissances, et j'eus le déplaisir de perdre ma meilleure amie pour une camarade qui avait le don de m'irriter au plus haut point et que j'avais, comble de malheur, à supporter à tout moment de la journée.

   Élise me laissa espérer, en fin de première année, qu'elle changerait peut-être de foyer l'année suivante pour s'installer dans celui d'Amélie, qui était devenue entre temps une étrangère pour moi. J'eus l'espoir fou d'être enfin libérée de l'omniprésence d'Élise, mais celle-ci, pour une raison que j'ignore, renonça à ce projet, et c'est une deuxième année d'étroite cohabitation qui succéda à la première.

 

(A suivre)

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  • : Les extraordinaires banalites d'Albane
  • : La trentaine, mariée, des enfants, une vie tout à fait banale en somme. Sauf que, aussi banale soit elle, la vie nous réserve toujours de pittoresques surprises. Une conversation, une gaffe, une confidence, une rencontre, une anecdote... ce sont ces faits saillants de la vie de tous les jours que je me décide à mettre par écrit.
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